PORTRAIT DE FAMILLE
Robert Morris
A blessed man. Il n'y croit pas tous les jours. Personne ne le sait. Il conduit sa grosse voiture avec une confiance étonnante quand il se rend à l'église. Il est souvent accompagné d'un enfant ou d'un de ses collaborateurs. Sur la scène, il est le plus convaincant des pasteurs. Il rend les gens heureux. Il le sait bien. Ses bras s'agitent dans les chemises impeccables que son épouse choisit avec goût. Il répond à la foule qui l'encence. Il voulait devenir un grand écrivain ou un poète génial. Quelle drôle d'idée, lui disait son père. Il n'y croyait pas. Malgré des études de lettres, il y croyait lui-même de moins en moins. Il se sentait une âme de business man. Il avait raison, il est devenu un excellent gestionnaire. Il dirige cette grande entreprise avec une discipline de fer. Mais il reste cool quand un employé fait une erreur. Il lui demande simplement de recommencer. Une affaire qui roule. Il trouvait son émission de télévision un peu frustrante car, enregistrée sans public, elle le privait des réactions des croyants. Il l'a donc modifée et invite maintenant une foule de spectateurs. Rien ne le rend plus heureux que les applaudissements des gens qu'il a convaincus. Il est le meilleur des pères. Tout le monde le sait. Il a appris le bien à ses enfants. Il les a mis en garde contre le mal. C'est un homme sérieux. Un sportif confrmé. Il court aussi vite qu'augmente le nombre de ses fans. Il nage avec plaisir et pas seulement dans le bonheur. Il a, jusqu'à ce jour, réussi tout ce qu'il a entrepris. Et modeste, avec cela. Il parle toujours de ses collaborateurs et de sa famille lorsque les journalistes l'interrogent sur les raisons de son succès. Et puis il n'oublie pas de citer Dieu, son idole de longue date. Il s'énerve parfois, mais cela reste toujours entre les murs de son grand bureau ou de sa belle maison. Il est un homme mesuré. Ne le dérangeons pas plus longtemps. Il a beaucoup à faire. Il a réussi sa vie.
Son épouse
Tout en elle semble dire « Je suis une femme parfaite ». Elle avait 25 ans lorsqu'ils se sont mariés. Ils s'étaient, bien entendu, rencontrés à l'université. Une flle du Michigan. Elle l'a suivi jusqu'au Texas pour qu'il puisse poursuivre son aventure évangélique. Une excellente femme au foyer. Fière de ses enfants, fère de son mari (un peu jalouse aussi, mais bon, qui ne le serait pas ?) et surtout fère de ce parquet, sans conteste le plus beau du quartier. Elle fait briller comme personne. Même les gens de la télé sont impressionnés lorsqu'ils viennent pour un dîner avec son mari. Elle a, elle aussi, acquis sa petite notoriété. On ne connait en général pas son prénom, mais on est habitué à la voir poser aux côtés du pasteur Morris dans d'importantes revues religieuses. Et même si le sourire est parfois un peu crispé, il faut avouer qu'elle présente bien. Quelle soit à la maison occupée à cuisiner pour toute la famille ou à une de ses nombreuses activités caricatives et culturelles, elle prête toujours autant de soin à sa tenue. Tirée à quatre épingles, les rides ne lui font pas peur. Elle en a depuis longtemps et n'envisage pas d'intervention chirurgicale, cela passerait très mal dans la communauté. Elle n'y tient pas. Il y a tout de même une petite pointe d'amertume au fond de ses yeux lorsqu'elle regarde sa flles ou une de ses belles-flles essayer une nouvelle robe. Elles sont éblouies par leur jeunesse, ça leur passera. Elle aide beaucoup son mari. Elle s'organise vraiment mieux que lui et il le sait. Il n'a d'ailleurs de cesse de répéter qu'il ne serait rien sans elle. C'est peut-être flatteur. Elle voit plutôt son aide comme un échange de bons procédés. Elle aime tellement cette grande maison, son confort la berce. Oui, grâce à elle, tout le monde est heureux dans cette famille aux vitres éclatantes.
Sa fille
Elle n'est pas blonde. A blessed girl, elle est devenue. Élevée par une femme parfaite. Cela avait pourtant bien mal commencé. Elle est née, comme sa tante, l'épouse du pasteur, dans une petite ville du Michigan et ses parents sont décédés tous les deux en septembre 2001 dans un avion piloté par Al-Quaida. L'enfant n'avait que onze ans. Fille unique, elle se retrouvait perdue dans la petite ville avec, pour seul soutien, une grand-mère à la santé vacillante. Elle n'aurait pu s'en occuper, elle ne rêvait que d'une chose, entrer à la maison de retraite flamblant neuve que la riche bourgade venait de s'ofrir. L'enfant connaissait alors très peu sa tante et son oncle du Texas. Sa mère regardait bien de temps en temps l'émission que présente le pasteur, mais, complétement athée, elle montrait peu d'intérêt pour les idées qu'il y développait devant un nombre toujours plus grand de téléspectateurs. Quelle surprise pour la fllette de rencontrer son oncle célèbre en personne et pas derrière l'écran d'une télévision. Elle allait vivre avec eux. L'épouse du pasteur en avait décidé ainsi puisqu'elle se trouvait être la seule soeur de sa mère tuée dans l'attentat. Une efroyable attaque terroriste a ainsi projeté cette petite dans le monde étonnant d'une riche communauté évangélique. Gaeway... L'église s'appelle ainsi. Elle voyait ce nom partout. Sur la couverture des bulletins édités à des milliers d'exemplaires, sur les portes de la grande voiture familiale, sur les t-shirt qu'il fallait porter pour se rendre à la messe... Elle le voyait même le soir, dans son lit, quand elle fermait les yeux pour essayer de dormir. Elle s'est souvent sentie seule. Sa nouvelle famille l'aimait, pas de doute. Leur religion n'aurait de toute manière jamais admis le contraire. Mais il y a toujours eu une barrière invisible entre eux. Elle a grandi dans la joie et la solitude. Tout le monde a fait pour le mieux. On lui a offert tout l'amour nécessaire. Elle a rencontré quelqu'un. Ils s'aiment depuis presque deux ans. Il se marieront bientôt et ce sera, bien entendu, pour la vie.
Son gendre
Fan de la première heure, son père l'a emmené à tous les meetings, à toutes les messes, parfois même sur le plateau de l'émission hebdomadaire The blessed life. Ses parents se sont séparés lorsque sa mère a rencontré un Belge protestant modéré de passage aux États-Unis. Elle l'a très vite suivi en Europe et n'a plus beaucoup revu son fils. Ils ne lui en voulaient pas. Elle s'était trompée, c'est tout. Et puis, de toute manière, le père supportait mal son mépris à l'égard de la religion. Seuls, ils se sont installés au Texas pour se rapprocher du coeur de l'église. Plus rien ne pourrait les arrêter... Disponible à toute heure, le père a su se rendre indispensable. Il est entré quelques années plus tard dans le comité de direction de l'église. C'était le premier noir. À la joie des messes et des rencontres, s'est ajoutée celle, non moins intense, des nuits passées à préparer les grandes fêtes du lendemain avec ses nouveaux amis. Le petit a grandi dans cette efervescence quotidienne. Il est tout naturellement devenu lui aussi un fervent défenseur de cette communauté religieuse. Comment aurait-il pu en être autrement ? Il s'est fait pleins d'amis parmi les enfants de la famille Morris et des proches. Il se sentait bien au milieu de toutes ces petites têtes blondes. Il a étudié le droit très loin, dans une célèbre université du Connecticut car il était très doué. Quelle fierté pour son père qui n'a pas eu cette chance et qui a du tout apprendre tout seul. Diplômé, le jeune homme est bien entendu retourné auprès de son père à Dallas et fait maintenant un excellent avocat pour l'église. Il n'a pas pensé une seconde qu'il pourrait travailler ailleurs. Il s'était toujours senti proche de la flle de la famille Morris. Il savait qu'elle avait été adoptée alors que peu de croyants sont au courant. Lorsqu'il est rentré, elle était elle-même sur le point de terminer ses études à l'université du Texas. Ils sont tombés amoureux. Ils n'habitent pas dans la très grande maison des Morris. Elle n'a pas voulu. Il a accepté de prendre un petit logement dans le centre. Pourvu qu'il puisse aller à l'église tous les jours, tout lui convient. Il est un fanatique. Il n'a pas choisi. Il est heureux.
Son fils ainé
Dans le joli salon des Morris, un grand cadre aux contours soignés abrite une photo, celle de l'aîné des enfants lorsqu'il avait à peu près six ans. Une femme parfaite lui donne chaque matin, avec amour, un petit coup de plumeau. Elle décroche le cadre quand ils partent en vacances pour qu'il ne tombe pas. C'est le fls préféré. On peut l'avouer, mais pas elle. Tout le monde le sait, pourtant. Il hésitait parfois à l'appeler, quand il était à l'université, car il savait qu'elle en serait bouleversée. Mais il lui arrive de se moquer gentiment d'elle. Un garçon plein d'humour. Quel dommage qu'il ne soit pas devenu le médecin dont sa mère rêvait. Il est pourtant le meilleur pompier de la ville. Devenu chef en moins de trois ans, il a surpris tout le monde. Sa nouvelle fonction lui prend beaucoup de temps et il est de plus en plus souvent contraint de manquer les messes du pasteur Morris. Tous le regrettent dans le silence. « L'église passe avant tout. », voudrait dire le père quand son aîné l'appelle pour lui annoncer qu'une fois de plus son épouse sera seule avec les enfants à la cérémonie du soir. Mais il sourit et enchaîne sur une boutade. Et puis le fls regardera la retransmission télévisée, il le promet. Il sait bien qu'il le fera. Il ne paraît pas connaître le mensonge. Qui le lui aurait appris ? Il regardait parfois aussi la photo encadrée de son enfance quand il habitait chez ses parents. Oui, il le savait, il y avait trop d'amour dans l'attention que la mère portait à cette image. Il se demandait alors comment il convenait d'agir. Cette photo le terrifait. Placée trop haut, elle le dominait. Il se sentait très petit à côté de cette image d'enfance que sa mère vénérait. Il lui a donné trois petits enfants. Il en fera volontiers un quatrième si cela ne suffit pas.
Sa première belle-fille
Elle a rencontré le plus âgé des fils Morris lors d'un voyage au Canada. Un coup de foudre. Elle venait aussi du Texas, ils sont simplement rentrés ensemble.
Il l'a présentée quelques semaines plus tard à sa famille. Elle n'a eu aucun mal à adopter cette jeune fille sérieuse élevée dans le culte du respect par des
parents très chrétiens. Autant dire qu'il a été facile de la convertir. Elle acquiesce avec un sourire délicieux chaque fois que ses beaux-parents lui demandent si elle a aimé la messe. Elle n'est pas contrariante. Elle ne saurait l'être. Elle élève ses enfants avec douceur. La seule chose qui compte pour elle. Ils habitent à quelques minutes seulement de la grande maison.Une situation parfaite. Les deux grands menés à l’école, elle s’occupe du petit et s’assure de garder son intérieur impeccable. Sa belle-mère lui rend parfois visite. Elles boivent un thé délicieux. Il arrive qu’elles n’aient rien à se dire. Alors le bébé vient à leur secours en pleurant pour réclamer le sein de sa mère ou une couche toute propre. Elle le remercie de toutes ses forces, en silence. Des enfants heureux. Elle travaillait au début. Une excellente secrétaire. L’homme politique célèbre qui l’avait embauchée cinq ans plus tôt l’a beaucoup regrettée quand elle l’a quitté pour élever son premier enfant. Il savait qu’elle ne reviendrait pas. Un bébé ne lui suffirait pas. Il lui en faudrait un autre, puis un dernier. Chez les Morris, on voit les choses en grand, tout le monde le sait. Il ne s’était pas trompé, le troisième a sept mois. Une mère aimante. Elle fait de la gymnastique quand il dort. Il faut garder une condition parfaite. Ne jamais se relâcher. Devenir une excellente cuisinière. Accueillir son mari dans la joie. Endormir ses enfants comme une fée. Admirer sa belle-mère comme une fille. Elle a conscience de son rôle. Elle est, en somme, une jeune femme talentueuse.
Il l'a présentée quelques semaines plus tard à sa famille. Elle n'a eu aucun mal à adopter cette jeune fille sérieuse élevée dans le culte du respect par des
parents très chrétiens. Autant dire qu'il a été facile de la convertir. Elle acquiesce avec un sourire délicieux chaque fois que ses beaux-parents lui demandent si elle a aimé la messe. Elle n'est pas contrariante. Elle ne saurait l'être. Elle élève ses enfants avec douceur. La seule chose qui compte pour elle. Ils habitent à quelques minutes seulement de la grande maison.Une situation parfaite. Les deux grands menés à l’école, elle s’occupe du petit et s’assure de garder son intérieur impeccable. Sa belle-mère lui rend parfois visite. Elles boivent un thé délicieux. Il arrive qu’elles n’aient rien à se dire. Alors le bébé vient à leur secours en pleurant pour réclamer le sein de sa mère ou une couche toute propre. Elle le remercie de toutes ses forces, en silence. Des enfants heureux. Elle travaillait au début. Une excellente secrétaire. L’homme politique célèbre qui l’avait embauchée cinq ans plus tôt l’a beaucoup regrettée quand elle l’a quitté pour élever son premier enfant. Il savait qu’elle ne reviendrait pas. Un bébé ne lui suffirait pas. Il lui en faudrait un autre, puis un dernier. Chez les Morris, on voit les choses en grand, tout le monde le sait. Il ne s’était pas trompé, le troisième a sept mois. Une mère aimante. Elle fait de la gymnastique quand il dort. Il faut garder une condition parfaite. Ne jamais se relâcher. Devenir une excellente cuisinière. Accueillir son mari dans la joie. Endormir ses enfants comme une fée. Admirer sa belle-mère comme une fille. Elle a conscience de son rôle. Elle est, en somme, une jeune femme talentueuse.
Son fils cadet
Il était un enfant sage. Le plus jeune de la famille. Il a passé des heures caché dans tous les recoins de la grande maison. Il comptait pour atteindre l'infini. Mais c'était loin alors à un moment tout s'embrouillait et il s'endormait. Il avait l'air fragile, sa mère surveillait sa santé d'un oeil inquiet. Il n'aimait pas la messe. Personne ne le voyait. Il suivait gentiment. C'était un amour. À l'église, il confondait sans arrêt les gens. Il les trouvait tous pareils, surtout les enfants. De retour de l'école, il marchait très lentement et préparait toujours son entrée dans la maison. Il s'entraînait à tourner la poignée, à lancer un bonjour faussement spontané. Il était impressionnant de sérieux. Son père voyait en lui le prochain pasteur. Il n'a jamais dit non, mais leur a annoncé il y a quelques semaines qu'il souhaitait devenir médecin. Il a prononcé ces mots en regardant son père avec innocence. Il quittera la maison dans quelques mois. Il sera un médecin. Personne n'osera le contredire. Ce serait indécent. Tous les parents sont heureux lorsqu’un de leurs enfants leur annonce un tel projet. Alors ils l’ont félicité. Le pasteur a prononcé quelques mots gênés. Le fils prodigue lui a répondu de son sourire parfait. Ils ne reviendrontplus sur cette histoire. Il est très amoureux. Ils nese sont pas rencontrés à l’église. Elle distribuait les journaux parfois le week-end. Il l’épiait depuis sa fenêtre, se réveillant à l’aube pour ne surtout pas la manquer. Un jour, il l’a attendue derrière la porte d’entrée et s’est précipité pour lui proposer de boire un coca ensemble quand elle s’est approchée. Elle l’a regardé avec indulgence et a accepté d’un sourire.
Sa seconde belle-fille
Elle a grandi dans une autre banlieue des alentours de Dallas. Un endroit beaucoup moins chic, plein de maisons identiques occupées surtout par des familles de la classe moyenne. Elle passe souvent dans le quartier cossu où habitent les Morris. Toute petite, elle rêvait déjà de cet endroit. C'était une promenade du dimanche. Elle aimait ces demeures incroyables qui lui rappelaient celles qu'elle voyait dans ses séries préférées. Ici, tout le monde devait être heureux. Elle connaissait bien leur maison. Elle déposait parfois le journal le week-end et quand elle était en vacances. Elle a rencontré le cadet un samedi. Elle sentait bien qu’on l’observait chaque fois qu’elle s’approchait de cette maison. Cela ne ladérangeait nullement. Elle avait l’habitude d’attirer tous les regards. Un plaisir personnel. Il a hésité à lui présenter sa famille. Il ne savait pas comment elle réagirait. Il avait un peu peur de l’effrayer. Mais elle ne se laisse pas impressionner si facilement. La mère l’apprécie beaucoup. Elle est immédiatement devenue la belle-fille préférée. Elle se voit quelques décennies plus tôt. La jeune femme n’a rien contre cette histoire d’église. Elle rechigne bien parfois à se lever pour aller à la messe, mais elle finit toujours par s’exécuter. Elle endosse le rôle de la belle-fille douce avec grand plaisir. Ils vivent dans cette belle maison. Elle est heureuse, elle a réalisé son rêve. L’université de Dallas vient d’accepter son inscription. Elle apprendra le droit comme son beau-frère et se voit bien travailler aussi dans cette grande Église. Elle n’aura pas besoin de déménager, l’université n’est pas bien loin. Malgré la décision du cadet d’étudier la médecine dans un autre État, elle restera ici avec ses beaux-parents. Ils ont insisté. Ce n’était pas nécessaire. Elle l’espérait si fort. Elle a, on le comprend, un excellent sens de l’adaptation.