22 avril 2014
Épisode 15. Une histoire en chair et en os
Il y a encore de la lumière dans la salle de cinéma. Ils s'installent au sixième rang de l'allée centrale. C'est un complexe de plusieurs
dizaine de salles qui diffuse surtout des films aux audiences millionnaires. Le fils cadet et son beau-frère ne vont pas voir le dernier Batman,
malgré la tentation qu'ils n'avoueront, bien entendu, jamais. Ils ont opté pour une histoire beaucoup plus proche de leur quotidien. Une mère
impliquée dans la mafia new-yorkaise et extrêmement soucieuse de l'éducation de ses enfants. Une businesswoman aux yeux grands ouverts.
Le film vient de sortir et connait un joli succès. La salle est presque comble ce soir. Le fils cadet parcourt les premiers rangs du regard, il ne
connait personne. Les spectateurs sont surtout des couples, pas étonnant en ce samedi soir pluvieux. Pas mal de personnes âgées qu'il identifie
aisément aux tâches blanches ou grises qu'elles dessinent sur le haut des dossiers. Un film grand public. Les lumières se sont éteintes sans
qu'il s'en aperçoive. Les bandes-annonces l’agacent, il ne comprend rien à ces films dont il n'a le droit qu'à un condensé absurde en deux minutes.
L'avocat de l'Église semble au contraire extrêmement concentré. Il regarde religieusement l'écran, comme lorsqu'il assiste à une messe du
pasteur Morris. Il n'en perd pas une miette. Le fils cadet l'observe de temps en temps, il se demande ce qu'il fait de tout ce qu'il accumule avec
tant d'attention. Mais quand le film commence, il s'efforce lui aussi de suivre et se laisse rapidement happer par l'histoire étonnante de cette
femme qui mêle avec beaucoup de joie et de maladresse sa vie familiale et ses intérêts dans la mafia. Une existence tourmentée ! Il y a
des scènes géniales. Une fois elle prépare un gâteau au chocolat et ordonne en même temps par téléphone l'envoi en urgence de bakchich
pour s'assurer de la bienveillance de la direction de l'institution scolaire dans laquelle son fils fera sa rentrée quelques jours plus tard. Le fils
cadet pense à sa famille. Il n'a bien entendu jamais vu de choses pareilles chez lui. Pourtant les personnages du film lui semblent plus réels
que ceux qui l'entourent. Il ne saurait expliquer cette sensation. C'est comme un doute. Peut-être que sa solide famille aux contours bien nets
et au vernis bien soigné n'existe pas. Et lui non plus. Il a choisi de devenir médecin pour voir des gens réels. Des gens qui prennent des
médicaments et qui gémissent quand il appuie sur un point sensible. Il sait qu'il exagère. Il doit avoir une vraie famille. En chair et en os.
C'est juste une sensation un peu étrange, qui le étrange. Le film touche à sa fin. Happy end. Une évidence. Le drôle de duo est de retour dans
la grande maison où tous se retrouvent le samedi soir. Le fils cadet s'installe à table et se laisse happer par le film qui se déroule sous
ses yeux. Toujours aimable, attentif, il attend patiemment un happy end.
Épisode 15. Une histoire en chair et en os
Il y a encore de la lumière dans la salle de cinéma. Ils s'installent au sixième rang de l'allée centrale. C'est un complexe de plusieurs
dizaine de salles qui diffuse surtout des films aux audiences millionnaires. Le fils cadet et son beau-frère ne vont pas voir le dernier Batman,
malgré la tentation qu'ils n'avoueront, bien entendu, jamais. Ils ont opté pour une histoire beaucoup plus proche de leur quotidien. Une mère
impliquée dans la mafia new-yorkaise et extrêmement soucieuse de l'éducation de ses enfants. Une businesswoman aux yeux grands ouverts.
Le film vient de sortir et connait un joli succès. La salle est presque comble ce soir. Le fils cadet parcourt les premiers rangs du regard, il ne
connait personne. Les spectateurs sont surtout des couples, pas étonnant en ce samedi soir pluvieux. Pas mal de personnes âgées qu'il identifie
aisément aux tâches blanches ou grises qu'elles dessinent sur le haut des dossiers. Un film grand public. Les lumières se sont éteintes sans
qu'il s'en aperçoive. Les bandes-annonces l’agacent, il ne comprend rien à ces films dont il n'a le droit qu'à un condensé absurde en deux minutes.
L'avocat de l'Église semble au contraire extrêmement concentré. Il regarde religieusement l'écran, comme lorsqu'il assiste à une messe du
pasteur Morris. Il n'en perd pas une miette. Le fils cadet l'observe de temps en temps, il se demande ce qu'il fait de tout ce qu'il accumule avec
tant d'attention. Mais quand le film commence, il s'efforce lui aussi de suivre et se laisse rapidement happer par l'histoire étonnante de cette
femme qui mêle avec beaucoup de joie et de maladresse sa vie familiale et ses intérêts dans la mafia. Une existence tourmentée ! Il y a
des scènes géniales. Une fois elle prépare un gâteau au chocolat et ordonne en même temps par téléphone l'envoi en urgence de bakchich
pour s'assurer de la bienveillance de la direction de l'institution scolaire dans laquelle son fils fera sa rentrée quelques jours plus tard. Le fils
cadet pense à sa famille. Il n'a bien entendu jamais vu de choses pareilles chez lui. Pourtant les personnages du film lui semblent plus réels
que ceux qui l'entourent. Il ne saurait expliquer cette sensation. C'est comme un doute. Peut-être que sa solide famille aux contours bien nets
et au vernis bien soigné n'existe pas. Et lui non plus. Il a choisi de devenir médecin pour voir des gens réels. Des gens qui prennent des
médicaments et qui gémissent quand il appuie sur un point sensible. Il sait qu'il exagère. Il doit avoir une vraie famille. En chair et en os.
C'est juste une sensation un peu étrange, qui le étrange. Le film touche à sa fin. Happy end. Une évidence. Le drôle de duo est de retour dans
la grande maison où tous se retrouvent le samedi soir. Le fils cadet s'installe à table et se laisse happer par le film qui se déroule sous
ses yeux. Toujours aimable, attentif, il attend patiemment un happy end.
15 avril 2014
Épisode 15. Le rendez-vous hebdomadaire
Épisode 15. Le rendez-vous hebdomadaire
Sa belle-mère s'est absentée. Elle ne l'a pas vue, mais elle n'entend plus un bruit dans la maison. Une femme si active est
rarement silencieuse. La seconde belle-fille sort de sa chambre et traverse le couloir qui la sépare du reste de la grande maison.
Elle rejoint le salon. Tout est calme. On dirait que la maison se repose. Le parquet brillant semble simplement par moment pris de
brusques contractions comme des muscles immobiles après une longue séance de course à pied. La belle-fille adorée réfléchit. Elle
doit appeler sa mère. C'est un après-midi chaud et humide. Toutes les fenêtres sont ouvertes. L'odeur de la pluie lui donne un peu la nausée,
à moins que ce soit l'idée de ce tête-à-tête avec le téléphone qui l'attend gentiment sur une petite table du salon. Dans le doute,
elle ferme la fenêtre. Elle l'appelle tous les vendredis. Elle jette un coup d'oeil sur le calendrier posé là par hasard pour être sûre du jour.
Hier elle a travaillé à l'Église avec son beau-frère comme elle le fait toujours le jeudi. Il n'y a pas donc pas de doute. Il va falloir s'y résoudre.
Mais pourquoi cette habitude absurde de l'appeler ce jour-ci, précisément ? Elle ne se souvient même plus quand ça a commencé. Lorsque
ses parents ont déménagé a l'autre bout du pays, peut-être. Mais non, à ce moment là, elle ne leur parlait pas. Le conflit s'est un peu
tassé avec le temps et puis grâce au bébé qui a donné une légitimité à son union avec le fils du pasteur. Ils ont compris qu'ils devraient s'y
faire. Elle n'a plus besoin de se justifier. Assise sur le confortable canapé de ses beaux-parents, elle regarde sans le voir le téléphone qui n'a
pas bougé. Elle se demande ce qu'elle pourrait dire d'abord, juste après l'avoir saluée. Il y a bien entendu le rempart facile du bébé,
mais cette arme appartient à sa mère qui ne manquera pas de s'en saisir et lui demandera certainement des nouvelles. Elle n'aime pourtant
pas beaucoup les enfants et ne s'en cache pas. Mais si loin de sa fille, ce petit enfant n'a rien de réel, il est un prétexte, un sujet de conversation
tout trouvé. Elle pense à ce qui l'attend. Composer le numéro. Ça ne posera pas de problème, elle le connait par cœur. Et puis être patiente.
Sa mère ne répond jamais à la première sonnerie, même si elle est à côté du téléphone. Sa fille le sait bien, c'est un principe, elle ne
veut pas qu'on pense qu'elle ne faisait rien. Elle commence toujours la conversation par s'excuser en prétextant un travail quelconque
dans la maison. Une femme habile. Elles ont la même voix. La mère a gardé une voix jeune et celle de la belle-fille est un peu grave
pour son âge. Elle n'aime pas cet étrange effet-miroir, l'impression de s'entendre, de parler toute seule. La maison est toujours
aussi calme, maintenant complètement détendue. La jeune femme tremble un peu, mais s'empare finalement du combiné, qui vient,
docile, se nicher dans le creux de son oreille. Elle compose le numéro lentement, en appuyant fortement sur chaque touche. Elle est
assise tout au bord du canapé. Pas besoin de confort. Une sonnerie, deux, puis trois, quatre, elle n'entend rien d'autre que ces longs bips.
Pas de réponse. Pas de répondeur. Il crierait sans fin le téléphone, si elle ne raccrochait pas. Une longue angoisse pour rien. Elle ne l'a pas
attendue. La jeune femme se précipite vers la fenêtre pour l'ouvrir. Elle veut un peu de l'agitation de la rue. La pluie battante la secoue, la nausée
est partie. La voiture de Madame Morris s'engage dans l'allée. La belle-fille préférée revêt son charisme habituel pour l'accueillir comme il se doit.
rarement silencieuse. La seconde belle-fille sort de sa chambre et traverse le couloir qui la sépare du reste de la grande maison.
Elle rejoint le salon. Tout est calme. On dirait que la maison se repose. Le parquet brillant semble simplement par moment pris de
brusques contractions comme des muscles immobiles après une longue séance de course à pied. La belle-fille adorée réfléchit. Elle
doit appeler sa mère. C'est un après-midi chaud et humide. Toutes les fenêtres sont ouvertes. L'odeur de la pluie lui donne un peu la nausée,
à moins que ce soit l'idée de ce tête-à-tête avec le téléphone qui l'attend gentiment sur une petite table du salon. Dans le doute,
elle ferme la fenêtre. Elle l'appelle tous les vendredis. Elle jette un coup d'oeil sur le calendrier posé là par hasard pour être sûre du jour.
Hier elle a travaillé à l'Église avec son beau-frère comme elle le fait toujours le jeudi. Il n'y a pas donc pas de doute. Il va falloir s'y résoudre.
Mais pourquoi cette habitude absurde de l'appeler ce jour-ci, précisément ? Elle ne se souvient même plus quand ça a commencé. Lorsque
ses parents ont déménagé a l'autre bout du pays, peut-être. Mais non, à ce moment là, elle ne leur parlait pas. Le conflit s'est un peu
tassé avec le temps et puis grâce au bébé qui a donné une légitimité à son union avec le fils du pasteur. Ils ont compris qu'ils devraient s'y
faire. Elle n'a plus besoin de se justifier. Assise sur le confortable canapé de ses beaux-parents, elle regarde sans le voir le téléphone qui n'a
pas bougé. Elle se demande ce qu'elle pourrait dire d'abord, juste après l'avoir saluée. Il y a bien entendu le rempart facile du bébé,
mais cette arme appartient à sa mère qui ne manquera pas de s'en saisir et lui demandera certainement des nouvelles. Elle n'aime pourtant
pas beaucoup les enfants et ne s'en cache pas. Mais si loin de sa fille, ce petit enfant n'a rien de réel, il est un prétexte, un sujet de conversation
tout trouvé. Elle pense à ce qui l'attend. Composer le numéro. Ça ne posera pas de problème, elle le connait par cœur. Et puis être patiente.
Sa mère ne répond jamais à la première sonnerie, même si elle est à côté du téléphone. Sa fille le sait bien, c'est un principe, elle ne
veut pas qu'on pense qu'elle ne faisait rien. Elle commence toujours la conversation par s'excuser en prétextant un travail quelconque
dans la maison. Une femme habile. Elles ont la même voix. La mère a gardé une voix jeune et celle de la belle-fille est un peu grave
pour son âge. Elle n'aime pas cet étrange effet-miroir, l'impression de s'entendre, de parler toute seule. La maison est toujours
aussi calme, maintenant complètement détendue. La jeune femme tremble un peu, mais s'empare finalement du combiné, qui vient,
docile, se nicher dans le creux de son oreille. Elle compose le numéro lentement, en appuyant fortement sur chaque touche. Elle est
assise tout au bord du canapé. Pas besoin de confort. Une sonnerie, deux, puis trois, quatre, elle n'entend rien d'autre que ces longs bips.
Pas de réponse. Pas de répondeur. Il crierait sans fin le téléphone, si elle ne raccrochait pas. Une longue angoisse pour rien. Elle ne l'a pas
attendue. La jeune femme se précipite vers la fenêtre pour l'ouvrir. Elle veut un peu de l'agitation de la rue. La pluie battante la secoue, la nausée
est partie. La voiture de Madame Morris s'engage dans l'allée. La belle-fille préférée revêt son charisme habituel pour l'accueillir comme il se doit.
8 avril 2014
Épisode 14. Les longs couloirs
Épisode 14. Les longs couloirs
L'épouse du pasteur Morris se rend à l'Église deux fois par semaine pour répondre au courrier des fans. Une
implication essentielle à laquelle elle se plie avec beaucoup de plaisir. Son époux s'adresse à la foule, elle parle
aux gens. Une journée bien chargée l'a mise un peu en retard. Une fois sortie de l'ascenseur, elle se précipite
donc vers le grand couloir qui mène à son bureau. Tandis qu'elle traverse à vive allure la dizaine de mètres qui la sépare
de son bureau, une connaissance venue déposer un paquet lui lance un bonjour plein d'attentes. Elles ont grandi
dans la même banlieue du Michigan. Un hasard qu'elles habitent toutes les deux au Texas. Cette coïncidence ne les a toutefois
pas rapprochées. Elles se voient de temps en temps et se saluent d'un signe de la main ou d'un sourire. Mais là, à
quelques mètres seulement l'une de l'autre, dans ce couloir désert, il lui est impossible d'ignorer la nécessité d'une brève
conversation. Madame Morris interrompt donc sa folle course et ses talons bleus turquoises maintenant immobiles se
retrouvent complètement immergés dans l'épaisse moquette que l'Église s'est offerte il y a quelques mois. La livreuse est bavarde.
Il faut dire que les soucis ne manquent pas avec ses quatre enfants et son mari. Elle vient d'enterrer sa belle-mère. Elle est
fatiguée, un grand besoin de vacances. Elle parle de l'offre publicitaire d'une agence de voyages qu'elle a aperçue entre les pages
d'un journal, Hawaï à un prix défiant toute concurrence. Ça a l'air de la faire rêver. Mais toutes ces factures, les études du plus grand,
elle a préféré refermer le quotidien. L'épouse du pasteur acquiesce de ce sourire dont elle a le secret à chaque fin de phrase.
Elle ne parle pas. Ce n'est pas nécessaire. De toute manière elle n'a rien à dire. Elle mène une existence tout à fait satisfaisante
et ne voit donc rien à lui reprocher. L'autre peut ainsi se délester tranquillement des fardeaux qui l'écrasent sans aucune pitié.
L'épouse du pasteur est presque là. En effet, si ses talons restent obstinément enfoncés dans la moquette, son esprit est, lui, parti
bien loin, elle n'écoute pas. Elle faillit à sa spécialité. Un sourire compréhensif continue d'apparaître comme par magie toujours
au bon moment, mais elle n'a aucune idée de ce que raconte cette vague connaissance de son enfance lointaine. Le
courrier est un peu lourd sous son bras. Les milliers de signes dans ces lettres occupent toute son attention. Elle ne réfléchit pas,
c'est plutôt une sensation qui l'entoure, l'enrobe. Il y a des milliers de signes dans le couloir. Là, partout, autour d'elles et l'autre n'en a
même pas conscience. Il faut conclure, les lettres prennent toute la place. Il faut s'en occuper. Elle voudrait l'arrêter. Reprendre le contrôle
de son temps. Elle continue à sourire périodiquement. L'autre se souvient soudain de tout le courrier qu'elle doit livrer. Elle s'éloigne en
s'excusant de n'avoir pas plus de temps à consacrer à sa vieille amie. Mais que voulez-vous, le temps file ! Puis elle disparaît, laissant
l'épouse du pasteur abasourdie et créant derrière elle un brusque courant d'air, seul témoin de cette étrange conversation.
implication essentielle à laquelle elle se plie avec beaucoup de plaisir. Son époux s'adresse à la foule, elle parle
aux gens. Une journée bien chargée l'a mise un peu en retard. Une fois sortie de l'ascenseur, elle se précipite
donc vers le grand couloir qui mène à son bureau. Tandis qu'elle traverse à vive allure la dizaine de mètres qui la sépare
de son bureau, une connaissance venue déposer un paquet lui lance un bonjour plein d'attentes. Elles ont grandi
dans la même banlieue du Michigan. Un hasard qu'elles habitent toutes les deux au Texas. Cette coïncidence ne les a toutefois
pas rapprochées. Elles se voient de temps en temps et se saluent d'un signe de la main ou d'un sourire. Mais là, à
quelques mètres seulement l'une de l'autre, dans ce couloir désert, il lui est impossible d'ignorer la nécessité d'une brève
conversation. Madame Morris interrompt donc sa folle course et ses talons bleus turquoises maintenant immobiles se
retrouvent complètement immergés dans l'épaisse moquette que l'Église s'est offerte il y a quelques mois. La livreuse est bavarde.
Il faut dire que les soucis ne manquent pas avec ses quatre enfants et son mari. Elle vient d'enterrer sa belle-mère. Elle est
fatiguée, un grand besoin de vacances. Elle parle de l'offre publicitaire d'une agence de voyages qu'elle a aperçue entre les pages
d'un journal, Hawaï à un prix défiant toute concurrence. Ça a l'air de la faire rêver. Mais toutes ces factures, les études du plus grand,
elle a préféré refermer le quotidien. L'épouse du pasteur acquiesce de ce sourire dont elle a le secret à chaque fin de phrase.
Elle ne parle pas. Ce n'est pas nécessaire. De toute manière elle n'a rien à dire. Elle mène une existence tout à fait satisfaisante
et ne voit donc rien à lui reprocher. L'autre peut ainsi se délester tranquillement des fardeaux qui l'écrasent sans aucune pitié.
L'épouse du pasteur est presque là. En effet, si ses talons restent obstinément enfoncés dans la moquette, son esprit est, lui, parti
bien loin, elle n'écoute pas. Elle faillit à sa spécialité. Un sourire compréhensif continue d'apparaître comme par magie toujours
au bon moment, mais elle n'a aucune idée de ce que raconte cette vague connaissance de son enfance lointaine. Le
courrier est un peu lourd sous son bras. Les milliers de signes dans ces lettres occupent toute son attention. Elle ne réfléchit pas,
c'est plutôt une sensation qui l'entoure, l'enrobe. Il y a des milliers de signes dans le couloir. Là, partout, autour d'elles et l'autre n'en a
même pas conscience. Il faut conclure, les lettres prennent toute la place. Il faut s'en occuper. Elle voudrait l'arrêter. Reprendre le contrôle
de son temps. Elle continue à sourire périodiquement. L'autre se souvient soudain de tout le courrier qu'elle doit livrer. Elle s'éloigne en
s'excusant de n'avoir pas plus de temps à consacrer à sa vieille amie. Mais que voulez-vous, le temps file ! Puis elle disparaît, laissant
l'épouse du pasteur abasourdie et créant derrière elle un brusque courant d'air, seul témoin de cette étrange conversation.
25/03/2014
Épisode 13. Retour aux sources
Épisode 13. Retour aux sources
La première belle-fille passe toujours au supermarché lorsqu'elle a déposé ses aînés à l'école. Il y a peu de monde
le matin. Elle marche derrière un jeune homme d'une vingtaine d'années et s'arrête comme lui à la poissonnerie
libre-service. Elle le surprend en train de voler. Il a déposé une barquette de saumon fumé dans son sac comme
s'il rangeait ses clefs ou son portefeuille.. Personne ne l'a vu à part elle.. Il n'a pris que du saumon, apparemment,
mais elle n'en est pas sûre, car il a pu, par des gestes invisibles, accumuler quantité de victuailles dans son sac gris,
banal cabas à l'air forcément innocent. Elle marche lentement entre les rayons, à présent complétement sourde à la voix
qui sort des hauts-parleurs et qui annonce les incroyables bonnes affaires qu'il ne faut en aucun cas manquer. Il n'y a
plus personne. Les gens sont des tâches de couleurs qui flottent autour d'elle sans qu'elle ne s'en rende compte. Il
n'y a plus que ce jeune homme qui se promène tranquillement, qui s'arrête de temps à autre et se penche sur une étiquette,
une boîte de ceci ou un paquet de cela. Il ressemble à son frère. Terriblement. Ce n'est pas lui. Il habite à plus de 1000 kilomètres
de là, une bourgade où elle retourne rarement depuis son mariage. Il faut dire que dans sa famille protestante pratiquant son
union avec le fils du pasteur d'une Église évangélique médiatisée à outrance n'a pas fait l'unanimité. Elle le sait bien. Cet habile
jeune homme n'est pas son petit frère, mais elle se sent très proche de lui ce matin, dans ce supermarché aux couleurs
criardes. Il s'approche de la caisse. Ils s'approchent de la caisse. Il pose, un à un, les trois articles qu'il souhaite payer. Elle
attend derrière lui, éberluée. Il sort un grand portefeuille de son sac. Elle imagine que le portefeuille était peut-être collé
contre le paquet de saumon fumé lorsqu'il marchait. Peu à peu le portefeuille devient pour elle une barquette de saumon fumé.
Il en sort une tranche et la caissière lui rend une poignée de monnaie. La belle-fille d'ordinaire si calme s'étonne que personne
ne s'insurge de ce singulier échange. Troublée par cette scène, elle pose toute tremblante ses achats sur le tapis. Le garçon
s'éloigne d'un pas léger vers la sortie. Surprise par ses gestes hésitants, la caissière doute un peu de cette jeune femme
si bien apprêtée. Elle la dévisage méfiante lorsqu'elle cherche sa carte dans son portefeuille. Elle ne serait pas la première
riche habitante de la banlieue de Dallas prise en flagrant délit de vol dans le magasin. Et puis qu'a-t-elle à regarder ce jeune
homme de cette manière ? Les bornes de sécurité restant muettes à son passage, la caissière ne peut qu'esquisser
un sourire poli en la saluant lorsqu'elle prend son cabas. La belle-fille du pasteur ne la voit pas, elle marche dans un flot
de couleurs, ralentie par un poids invisible. Elle a la sensation d'avoir volé tout le magasin.
le matin. Elle marche derrière un jeune homme d'une vingtaine d'années et s'arrête comme lui à la poissonnerie
libre-service. Elle le surprend en train de voler. Il a déposé une barquette de saumon fumé dans son sac comme
s'il rangeait ses clefs ou son portefeuille.. Personne ne l'a vu à part elle.. Il n'a pris que du saumon, apparemment,
mais elle n'en est pas sûre, car il a pu, par des gestes invisibles, accumuler quantité de victuailles dans son sac gris,
banal cabas à l'air forcément innocent. Elle marche lentement entre les rayons, à présent complétement sourde à la voix
qui sort des hauts-parleurs et qui annonce les incroyables bonnes affaires qu'il ne faut en aucun cas manquer. Il n'y a
plus personne. Les gens sont des tâches de couleurs qui flottent autour d'elle sans qu'elle ne s'en rende compte. Il
n'y a plus que ce jeune homme qui se promène tranquillement, qui s'arrête de temps à autre et se penche sur une étiquette,
une boîte de ceci ou un paquet de cela. Il ressemble à son frère. Terriblement. Ce n'est pas lui. Il habite à plus de 1000 kilomètres
de là, une bourgade où elle retourne rarement depuis son mariage. Il faut dire que dans sa famille protestante pratiquant son
union avec le fils du pasteur d'une Église évangélique médiatisée à outrance n'a pas fait l'unanimité. Elle le sait bien. Cet habile
jeune homme n'est pas son petit frère, mais elle se sent très proche de lui ce matin, dans ce supermarché aux couleurs
criardes. Il s'approche de la caisse. Ils s'approchent de la caisse. Il pose, un à un, les trois articles qu'il souhaite payer. Elle
attend derrière lui, éberluée. Il sort un grand portefeuille de son sac. Elle imagine que le portefeuille était peut-être collé
contre le paquet de saumon fumé lorsqu'il marchait. Peu à peu le portefeuille devient pour elle une barquette de saumon fumé.
Il en sort une tranche et la caissière lui rend une poignée de monnaie. La belle-fille d'ordinaire si calme s'étonne que personne
ne s'insurge de ce singulier échange. Troublée par cette scène, elle pose toute tremblante ses achats sur le tapis. Le garçon
s'éloigne d'un pas léger vers la sortie. Surprise par ses gestes hésitants, la caissière doute un peu de cette jeune femme
si bien apprêtée. Elle la dévisage méfiante lorsqu'elle cherche sa carte dans son portefeuille. Elle ne serait pas la première
riche habitante de la banlieue de Dallas prise en flagrant délit de vol dans le magasin. Et puis qu'a-t-elle à regarder ce jeune
homme de cette manière ? Les bornes de sécurité restant muettes à son passage, la caissière ne peut qu'esquisser
un sourire poli en la saluant lorsqu'elle prend son cabas. La belle-fille du pasteur ne la voit pas, elle marche dans un flot
de couleurs, ralentie par un poids invisible. Elle a la sensation d'avoir volé tout le magasin.
11/03/2014
Épisode 12. L'hiver est fini
Épisode 12. L'hiver est fini
Un dîner très réussi. Le pasteur a du mal à taire son bonheur. Il a passé une excellente soirée entouré de
représentants des antennes locales venus de tout le pays pour s'asseoir à sa table. Une belle expérience
pour ces croyants souvent encore à l'aube de leur carrière. Il paraît qu'il faut avoir fait ça au moins une fois
dans sa vie. L'épouse du pasteur heureux dévoile une fois de plus ses qualités de maîtresse de maison.
Elle reçoit comme elle sourit, avec talent. Elle est resplendissante, ce soir, dans sa robe à fleurs qui lui donne
un teint de jeune fille. Les regards flatteurs des futurs leaders du marché évangélique américain laissent peu de
doutes sur le pouvoir de cette femme parfaite. Elle a opté pour une robe très ajustée et s'est prise à regretter
ce choix malheureux dès le moment où elle s'est assise. Personne ne la su. Un long dîner. Deux heures trente
d'un calvaire silencieux. Une bataille secrète contre un morceau de tissu qui ne doit surtout pas avoir le dernier mot.
Un sourire sans souffle. L'exercice social terminé, elle s'est rapidement soulagée de cette tenue si exigeante. Elle
s'est endormie épuisée d'avoir du supporter ce brouhaha dans un confort impossible. Mais cette robe ne la quitte pas.
Elle la porte encore dans son rêve tourmenté. Il n'y a plus d'invités, elle se voit seule dans son grand salon cossu.
Elle prend trop de place dans sa robe et les fleurs imprimées sur le tissu grandissent interminablement jusqu'à envahir
tout l'espace. Il n'y a plus que ces fleurs autour d'elle, immenses, infinies, reproches terribles pour cette femme qui
s'évertue douloureusement à garder la ligne. De grandes fleurs charnues aux contours incertains la toisent sans pitié.
Au matin, elle a oublié leur couleur, mais il reste une angoisse sourde, pesante. Aussitôt levée, elle ouvre comme
d'habitude la fenêtre de sa chambre et se précipite dans le dressing sans fin qu'elle s'est offert il y a quelques années.
Elle cherche la tenue qui saura dissiper les effluves des fleurs imprimées. Mais pendant ce temps, le parfum entêtant
du délicieux jardin qu'elle entretient avec amour se répand doucement dans la pièce. Le printemps fleuri semble envahir
sa chambre. Oh le beau jour encore que voilà !
représentants des antennes locales venus de tout le pays pour s'asseoir à sa table. Une belle expérience
pour ces croyants souvent encore à l'aube de leur carrière. Il paraît qu'il faut avoir fait ça au moins une fois
dans sa vie. L'épouse du pasteur heureux dévoile une fois de plus ses qualités de maîtresse de maison.
Elle reçoit comme elle sourit, avec talent. Elle est resplendissante, ce soir, dans sa robe à fleurs qui lui donne
un teint de jeune fille. Les regards flatteurs des futurs leaders du marché évangélique américain laissent peu de
doutes sur le pouvoir de cette femme parfaite. Elle a opté pour une robe très ajustée et s'est prise à regretter
ce choix malheureux dès le moment où elle s'est assise. Personne ne la su. Un long dîner. Deux heures trente
d'un calvaire silencieux. Une bataille secrète contre un morceau de tissu qui ne doit surtout pas avoir le dernier mot.
Un sourire sans souffle. L'exercice social terminé, elle s'est rapidement soulagée de cette tenue si exigeante. Elle
s'est endormie épuisée d'avoir du supporter ce brouhaha dans un confort impossible. Mais cette robe ne la quitte pas.
Elle la porte encore dans son rêve tourmenté. Il n'y a plus d'invités, elle se voit seule dans son grand salon cossu.
Elle prend trop de place dans sa robe et les fleurs imprimées sur le tissu grandissent interminablement jusqu'à envahir
tout l'espace. Il n'y a plus que ces fleurs autour d'elle, immenses, infinies, reproches terribles pour cette femme qui
s'évertue douloureusement à garder la ligne. De grandes fleurs charnues aux contours incertains la toisent sans pitié.
Au matin, elle a oublié leur couleur, mais il reste une angoisse sourde, pesante. Aussitôt levée, elle ouvre comme
d'habitude la fenêtre de sa chambre et se précipite dans le dressing sans fin qu'elle s'est offert il y a quelques années.
Elle cherche la tenue qui saura dissiper les effluves des fleurs imprimées. Mais pendant ce temps, le parfum entêtant
du délicieux jardin qu'elle entretient avec amour se répand doucement dans la pièce. Le printemps fleuri semble envahir
sa chambre. Oh le beau jour encore que voilà !
25/02/2014
Épisode 11.. ENTRETIEN D'EMBAUCHE
Épisode 11.. ENTRETIEN D'EMBAUCHE
Il est temps pour le pasteur Morris de trouver une nouvelle secrétaire. Voici bientôt six mois
que l'ancienne est partie et si son souvenir ne s'est pas encore évanoui, le retard s'est
accumulé et les efforts de ses collaborateurs ne suffisent pas à l'arrêter. Cela ne peut plus
durer. Il a déjà trop attendu. Il n'arrivait pas à se résoudre à la remplacer. Un peu comme si
elle était morte. Mais il le faut. Une jeune femme est convoquée cet après-midi. Le pasteur
la reçoit avec son gendre dans son bureau. Les entretiens d'embauche de ce businessman averti
se passent toujours dans une ambiance cool. La base d'une stratégie de management bien rôdée.
Il a de l'humour. C'est excellent pour son image. Elle, un rire honnête. Elle porte des vêtements
coordonnés aux couleurs de son bureau. Un réel avantage. Elle ressemble à beaucoup de jeunes
femmes qui viennent l'écouter dans son église. C'est tout à son honneur. Elle sort de l'excellente
université de San Diego. Un poste de secrétaire pourrait-il vraiment la combler ? La prétendante
sait bien qu'il lui demandera beaucoup plus. Elle sera une assistante, plutôt, un bras droit même
peut-être, si elle sait se rendre indispensable. Ses mots précis, son regard qui va jusqu'au fond des
yeux de Robert Morris, sa façon de rougir modestement au moment opportun, tout laisse à penser
qu'elle le saura. Elle parle parfaitement espagnol. Il veut conquérir l'Amérique du Sud, si proche, si pleine
de croyants qui cherchent à quoi ils pourraient croire. Le marché du Sud lui semble immense. Cette
jeune femme paraît tellement prometteuse. Le gendre écoute religieusement son beau-père si fougueux,
emballé par les qualités évidentes de cette candidate décidément très bien placée. Il pose tout de même
lui aussi quelques questions pour s'assurer qu'elle possède les notions de base des lois américaines
sur le statut des organisations religieuses et les spécificités texanes. Elle donne des réponses justes
qui se promènent entre eux avec une légèreté déconcertante. L'entretien dure une petite demi-heure. Ils
la saluent ensuite chaleureusement. Lorsqu'elle se lève et quitte la pièce, un morceau du bureau du pasteur
paraît manquer. Le puzzle ne restera pas longtemps incomplet.
que l'ancienne est partie et si son souvenir ne s'est pas encore évanoui, le retard s'est
accumulé et les efforts de ses collaborateurs ne suffisent pas à l'arrêter. Cela ne peut plus
durer. Il a déjà trop attendu. Il n'arrivait pas à se résoudre à la remplacer. Un peu comme si
elle était morte. Mais il le faut. Une jeune femme est convoquée cet après-midi. Le pasteur
la reçoit avec son gendre dans son bureau. Les entretiens d'embauche de ce businessman averti
se passent toujours dans une ambiance cool. La base d'une stratégie de management bien rôdée.
Il a de l'humour. C'est excellent pour son image. Elle, un rire honnête. Elle porte des vêtements
coordonnés aux couleurs de son bureau. Un réel avantage. Elle ressemble à beaucoup de jeunes
femmes qui viennent l'écouter dans son église. C'est tout à son honneur. Elle sort de l'excellente
université de San Diego. Un poste de secrétaire pourrait-il vraiment la combler ? La prétendante
sait bien qu'il lui demandera beaucoup plus. Elle sera une assistante, plutôt, un bras droit même
peut-être, si elle sait se rendre indispensable. Ses mots précis, son regard qui va jusqu'au fond des
yeux de Robert Morris, sa façon de rougir modestement au moment opportun, tout laisse à penser
qu'elle le saura. Elle parle parfaitement espagnol. Il veut conquérir l'Amérique du Sud, si proche, si pleine
de croyants qui cherchent à quoi ils pourraient croire. Le marché du Sud lui semble immense. Cette
jeune femme paraît tellement prometteuse. Le gendre écoute religieusement son beau-père si fougueux,
emballé par les qualités évidentes de cette candidate décidément très bien placée. Il pose tout de même
lui aussi quelques questions pour s'assurer qu'elle possède les notions de base des lois américaines
sur le statut des organisations religieuses et les spécificités texanes. Elle donne des réponses justes
qui se promènent entre eux avec une légèreté déconcertante. L'entretien dure une petite demi-heure. Ils
la saluent ensuite chaleureusement. Lorsqu'elle se lève et quitte la pièce, un morceau du bureau du pasteur
paraît manquer. Le puzzle ne restera pas longtemps incomplet.
18/02/2014
Épisode 10. UNE DÉLICATE MISSION
Épisode 10. UNE DÉLICATE MISSION
Les chiffres rouges du radio-réveil tremblotent sous ses yeux encore tout endormis. Il est 4 heures.
Le gendre dévoué reste un moment, immobile, le regard fixé sur cette lueur minuscule qui sursaute chaque
fois qu'une nouvelle minute se présente. À 4 h 10, il se lève et sort de la chambre rapidement pour ne pas
la réveiller. Il regarde par la fenêtre du salon en espérant vaguement voir quelqu'un. Il voudrait entendre
des gens rentrer bruyamment à la maison ou apercevoir une silhouette monter dans une voiture en
claquant la porte pour aller au travail. Mais dans le calme de cette rue où la nuit ne fait pas de bruit,
il ne voit que les lignes de voitures sagement rangées, le trottoir bien éclairé et les arbres qu'un coup
de vent n'oserait même pas déranger. Comment croire que dans trois ou quatre heures les talons des
businesswomen trop bien coiffées claqueront sur le bitume et que les enfants coureront en criant
joyeusement jusqu'à l'école au coin de la rue ? Non, non, la journée n'a pas encore commencé. Le compte
à rebours qui l'habite depuis des semaines touche à sa fin, mais il s'accroche nerveusement aux quelques
heures qui restent avant l'important procès qui s'ouvre aujourd'hui. Le gendre studieux va devoir
défendre l'Église, cette mère d'adoption qui a fait fuir la vraie. Il a déjà souvent plaidé pour défendre
certains croyants, mais jamais l’institution dans son ensemble. Il avait jusqu’alors toujours pu négocier
pour éviter un procès. Cette fois c’est beaucoup plus grave. Il lui faudra convaincre le juge de renoncer à
l’accusation d’abus de faiblesse que l’Église risque de devoir endosser. Cette histoire le met mal à l’aise.
Il n’aime pas devoir l’évoquer. Son beau-père mis en cause dans une si sombre affaire, voilà qui lui
est insupportable. Il en a d’ailleurs très peu parlé avec Robert Morris. Il a tout de même bien fallu
convenir d’une ligne de défense. Le pasteur, visiblementmal à l’aise, s’est soigneusement tenu en retrait
pendant toute la procédure. Son gendre a toute sa confiance. Il ne peut pas le décevoir. Ils veulent bien
payer, mais personne ne doit être au courant. La partie adverse est pourtant bien décidée à faire éclater
l’affaire au grand jour. Aujourd’hui traitée à huis clos, elle pourrait bientôt durement éclabousser l’Église.
Il n’en est pas question. L’avocat dévoué ne s’en remettrait pas. Il ira au tribunal à pas de loup mais s’adressera
à la Cour d’un air déterminé. La rue encore déserte lui donne un aperçu de ce qui l’attend dans quelques heures.
Car oui, il le sait, ce matin il va lui falloir affronter la vie à mains nues.
Le gendre dévoué reste un moment, immobile, le regard fixé sur cette lueur minuscule qui sursaute chaque
fois qu'une nouvelle minute se présente. À 4 h 10, il se lève et sort de la chambre rapidement pour ne pas
la réveiller. Il regarde par la fenêtre du salon en espérant vaguement voir quelqu'un. Il voudrait entendre
des gens rentrer bruyamment à la maison ou apercevoir une silhouette monter dans une voiture en
claquant la porte pour aller au travail. Mais dans le calme de cette rue où la nuit ne fait pas de bruit,
il ne voit que les lignes de voitures sagement rangées, le trottoir bien éclairé et les arbres qu'un coup
de vent n'oserait même pas déranger. Comment croire que dans trois ou quatre heures les talons des
businesswomen trop bien coiffées claqueront sur le bitume et que les enfants coureront en criant
joyeusement jusqu'à l'école au coin de la rue ? Non, non, la journée n'a pas encore commencé. Le compte
à rebours qui l'habite depuis des semaines touche à sa fin, mais il s'accroche nerveusement aux quelques
heures qui restent avant l'important procès qui s'ouvre aujourd'hui. Le gendre studieux va devoir
défendre l'Église, cette mère d'adoption qui a fait fuir la vraie. Il a déjà souvent plaidé pour défendre
certains croyants, mais jamais l’institution dans son ensemble. Il avait jusqu’alors toujours pu négocier
pour éviter un procès. Cette fois c’est beaucoup plus grave. Il lui faudra convaincre le juge de renoncer à
l’accusation d’abus de faiblesse que l’Église risque de devoir endosser. Cette histoire le met mal à l’aise.
Il n’aime pas devoir l’évoquer. Son beau-père mis en cause dans une si sombre affaire, voilà qui lui
est insupportable. Il en a d’ailleurs très peu parlé avec Robert Morris. Il a tout de même bien fallu
convenir d’une ligne de défense. Le pasteur, visiblementmal à l’aise, s’est soigneusement tenu en retrait
pendant toute la procédure. Son gendre a toute sa confiance. Il ne peut pas le décevoir. Ils veulent bien
payer, mais personne ne doit être au courant. La partie adverse est pourtant bien décidée à faire éclater
l’affaire au grand jour. Aujourd’hui traitée à huis clos, elle pourrait bientôt durement éclabousser l’Église.
Il n’en est pas question. L’avocat dévoué ne s’en remettrait pas. Il ira au tribunal à pas de loup mais s’adressera
à la Cour d’un air déterminé. La rue encore déserte lui donne un aperçu de ce qui l’attend dans quelques heures.
Car oui, il le sait, ce matin il va lui falloir affronter la vie à mains nues.
11/02/2014
Épisode 9. DANS LA VITRINE
Épisode 9. DANS LA VITRINE
Viens vite, le petit est arrivé. C'est un tremblement de terre en peu de mots. Le fils cadet écoute encore
et encore son répondeur, bouleversé par la violence du choc. Puis il obéit. Tous l'attendent déjà à l'hôpital.
En entrant dans la chambre, il a le droit à un accueil à la mesure de l'évènement et de la famille. Il se
voit félicité, lui qui se sent pourtant si loin, étranger à cette nouvelle vie. Sa mère le sert contre elle
comme s'il rentrait d'une expédition polaire. Un peu gêné, il s'étonne de ne pas voir d'enfant. On le
rassure. Il va dormir quelques jours dans un petit lit très chaud parce qu'il est un peu faible. Mais il n'y a
rien de grave et puis il pourra lui rendre visite aussi souvent qu'il le souhaitera. Oui, il veut le voir,
il veut voir celui qui trouble ses nuits depuis des mois. Parvenu à cette improbable chambre d'enfants,
le futur médecin reste un moment dans le couloir pour regarder les nourrissons à travers la vitre. Un
sentiment étrange l'habite. Lorsqu'une infirmière entre ou sort, la porte met un certain temps à se
refermer. Le fils cadet entend quelques instants des cris de bébés alors qu'il ne sait même pas encore
lequel est le sien. Lorsqu'elle se referme, le bruit s'éteint tout de suite. La porte ouverte plonge sa
tête dans une épaisse fumée noire qui par chance disparaît immédiatement quand le silence revient.
Mais il reste un écho, comme quand on ferme les yeux alors qu'on regardait un objet lumineux. Un
grésillement obsédant semble s'être installé dans sa tête. Il aimerait bien pouvoir le chasser, mais il a
tout de suite compris qu'il n'y arriverait jamais. Il se sent lui aussi un peu faible. Il n'avait encore jamais
été gêné par le bruit. La grande maison de la famille Morris lui offrait de multiples recoins pour s'isoler.
Il a toujours su se protéger. Mais ce matin là, dans le couloir de cette clinique hi-tech de la riche banlieue
de Dallas, il sent bien que le bruit est définitivement entré dans sa vie. Rien n'y fera. Un bébé, c'est le
contraire du silence. Et il sait qu'il pourra s'enfuir aussi loin qu'il le voudra, le bruit le suivra toujours.
Cette idée lui donne le vertige. Il ne dira rien, bien entendu. Il se contentera d'acquiècer en souriant
quand on trouvera le bébé si beau, le même que lui vingt ans plus tôt. Il pense à son père, ce bruit
obsédant l'accompagne-t-il sans cesse depuis leur naissance ? A-t-il déjà pensé à s'enfuir pour y
échapper ? Mais non, bien sûr, il sait bien que rien ne saurait perturber le pasteur Morris. C'est un
autre type d'être humain. Le fils cadet l'a toujours su. Il fixe le reflet d'un néon en pensant à ce père qui,
sans doute, n'aurait pas hésité une seconde avant d'entrer. De l'autre côté de la vitre, les bébés se sont
endormis depuis longtemps. Il s'éloigne à petits pas. Il aura l'air ému lorsqu'il retrouvera sa famille dans
la chambre de sa petite amie. Il dira peut-être même sa joie. Et il sera, n'en doutons pas, un excellent père.
et encore son répondeur, bouleversé par la violence du choc. Puis il obéit. Tous l'attendent déjà à l'hôpital.
En entrant dans la chambre, il a le droit à un accueil à la mesure de l'évènement et de la famille. Il se
voit félicité, lui qui se sent pourtant si loin, étranger à cette nouvelle vie. Sa mère le sert contre elle
comme s'il rentrait d'une expédition polaire. Un peu gêné, il s'étonne de ne pas voir d'enfant. On le
rassure. Il va dormir quelques jours dans un petit lit très chaud parce qu'il est un peu faible. Mais il n'y a
rien de grave et puis il pourra lui rendre visite aussi souvent qu'il le souhaitera. Oui, il veut le voir,
il veut voir celui qui trouble ses nuits depuis des mois. Parvenu à cette improbable chambre d'enfants,
le futur médecin reste un moment dans le couloir pour regarder les nourrissons à travers la vitre. Un
sentiment étrange l'habite. Lorsqu'une infirmière entre ou sort, la porte met un certain temps à se
refermer. Le fils cadet entend quelques instants des cris de bébés alors qu'il ne sait même pas encore
lequel est le sien. Lorsqu'elle se referme, le bruit s'éteint tout de suite. La porte ouverte plonge sa
tête dans une épaisse fumée noire qui par chance disparaît immédiatement quand le silence revient.
Mais il reste un écho, comme quand on ferme les yeux alors qu'on regardait un objet lumineux. Un
grésillement obsédant semble s'être installé dans sa tête. Il aimerait bien pouvoir le chasser, mais il a
tout de suite compris qu'il n'y arriverait jamais. Il se sent lui aussi un peu faible. Il n'avait encore jamais
été gêné par le bruit. La grande maison de la famille Morris lui offrait de multiples recoins pour s'isoler.
Il a toujours su se protéger. Mais ce matin là, dans le couloir de cette clinique hi-tech de la riche banlieue
de Dallas, il sent bien que le bruit est définitivement entré dans sa vie. Rien n'y fera. Un bébé, c'est le
contraire du silence. Et il sait qu'il pourra s'enfuir aussi loin qu'il le voudra, le bruit le suivra toujours.
Cette idée lui donne le vertige. Il ne dira rien, bien entendu. Il se contentera d'acquiècer en souriant
quand on trouvera le bébé si beau, le même que lui vingt ans plus tôt. Il pense à son père, ce bruit
obsédant l'accompagne-t-il sans cesse depuis leur naissance ? A-t-il déjà pensé à s'enfuir pour y
échapper ? Mais non, bien sûr, il sait bien que rien ne saurait perturber le pasteur Morris. C'est un
autre type d'être humain. Le fils cadet l'a toujours su. Il fixe le reflet d'un néon en pensant à ce père qui,
sans doute, n'aurait pas hésité une seconde avant d'entrer. De l'autre côté de la vitre, les bébés se sont
endormis depuis longtemps. Il s'éloigne à petits pas. Il aura l'air ému lorsqu'il retrouvera sa famille dans
la chambre de sa petite amie. Il dira peut-être même sa joie. Et il sera, n'en doutons pas, un excellent père.
04/02/2014
Épisode 8. LA FOIRE DES GRANDS MAGASINS
Épisode 8. LA FOIRE DES GRANDS MAGASINS
Ce soir, il part un peu plus tôt de l'église pour acheter un cadeau à sa femme. C'est son anniversaire.
Elle voudrait oublier. Il n'oublie jamais. Il a même noté sur son agenda. Il ne sait pas quoi lui acheter,
alors il va dans un grand magasin où on trouve de tout. Il n'aura plus qu'à choisir. Lorsqu'il entre dans
le magasin, il se rend compte que ce ne sera pas aussi facile. Toujours les mêmes problèmes. Son épouse
ne travaille pas. Il ne faut pas le lui rappeler le jour de son anniversaire. Aspirateurs high-tech, fers à
repasser sans effort et robots électriques aux mille bras sont donc à bannir. Il le sait bien. Ils s'aiment
depuis trente-deux ans. Pas de parfum non plus. Pas de vêtements, il ne sait pas les choisir. Il lui a
offert l'année dernière un petit séjour en montagne. Il faut changer. Se renouveller. Il s'arrête un instant
devant les sacs à main pour réfléchir. Quelqu'un lui tapote l'épaule, il sursaute. Le sympathique voisin
de l'église. Il n'a pas vu ce pauvre homme depuis longtemps, sa mine fatiguée et ses yeux soucieux lui
rappellent le malheur qu'il doit supporter. La maladie de sa femme. Ils se saluent gentiment. Le voisin
semble étonné de le voir là. Alors il lui raconte l'anniversaire, le cadeau, les doutes. L'autre comprend très
bien. Achetez quelque chose que vous aimez. Elle vous admire, elle l’aimera sûrement. Le veil homme
a aussi un problème avec l’anniversaire de sa femme. Il pensait ne pouvoir le confer à personne, mais le
hasard de cette rencontre avec le pasteur plein de doutes lui donne envie de le partager. Son épouse
aura 77 ans dans une semaine. Elle a un grave cancer, son état se dégrade de jour en jour. Il veut fêter
en famille ce dernier anniversaire. C’est devenu une obsession. Mais ses enfants sont très occupés et
ont fixé cet événement dans deux semaines. Ils ne peuvent pas avant. Ils ne comprennent peut-être
pas très bien son enthousiasme pour cette fête. Ils lui ont dit. Ils ont même dit qu’ils le trouvaient
morbide. Mais lui ne veut pas de la mort pour cet anniversaire. Il veut faire semblant, il veut de la joie
encore une fois. Il veut qu’elle termine sa vie par une fête. Il n’est pas sûr qu’elle tienne encore deux
semaines... Il n’a pas beaucoup de souffle. Il dit tout cela d’une petite voix presque inaudible. Il y a un
silence rempli d’émotion. Le pasteur ne s’y attendait pas. Il est pourtant habitué à voir la souffrance. Il
n’essaie pas de le consoler, même pas de le rassurer. Il sait bien que c’est impossible. Il ne parle pas
non plus de Dieu. Il ne parle pas du tout. Le vieil homme tente de prendre une voix plus enjouée
et change de sujet. Alors achetez quelque chose qui vous plaît et embrassez votre belle épouse de ma
part. Ne tardez pas trop dans les magasins, vous êtes son plus beau cadeau. Oui, oui, il passera avec plaisir
à l’église. Dès que possible. Il le salue en souriant et disparaît entre les rayons. Le pasteur fixe un moment
les sacs d’un air hagard. Il suit les conseils du voisin et lui achète à toute vitesse le cadeau de ses rêves.
Il se précipite ensuite vers la grande maison. Il a peur de la mort qui sépare. Surtout, personne
ne doit savoir. Le sourire doit rester de marbre.
Elle voudrait oublier. Il n'oublie jamais. Il a même noté sur son agenda. Il ne sait pas quoi lui acheter,
alors il va dans un grand magasin où on trouve de tout. Il n'aura plus qu'à choisir. Lorsqu'il entre dans
le magasin, il se rend compte que ce ne sera pas aussi facile. Toujours les mêmes problèmes. Son épouse
ne travaille pas. Il ne faut pas le lui rappeler le jour de son anniversaire. Aspirateurs high-tech, fers à
repasser sans effort et robots électriques aux mille bras sont donc à bannir. Il le sait bien. Ils s'aiment
depuis trente-deux ans. Pas de parfum non plus. Pas de vêtements, il ne sait pas les choisir. Il lui a
offert l'année dernière un petit séjour en montagne. Il faut changer. Se renouveller. Il s'arrête un instant
devant les sacs à main pour réfléchir. Quelqu'un lui tapote l'épaule, il sursaute. Le sympathique voisin
de l'église. Il n'a pas vu ce pauvre homme depuis longtemps, sa mine fatiguée et ses yeux soucieux lui
rappellent le malheur qu'il doit supporter. La maladie de sa femme. Ils se saluent gentiment. Le voisin
semble étonné de le voir là. Alors il lui raconte l'anniversaire, le cadeau, les doutes. L'autre comprend très
bien. Achetez quelque chose que vous aimez. Elle vous admire, elle l’aimera sûrement. Le veil homme
a aussi un problème avec l’anniversaire de sa femme. Il pensait ne pouvoir le confer à personne, mais le
hasard de cette rencontre avec le pasteur plein de doutes lui donne envie de le partager. Son épouse
aura 77 ans dans une semaine. Elle a un grave cancer, son état se dégrade de jour en jour. Il veut fêter
en famille ce dernier anniversaire. C’est devenu une obsession. Mais ses enfants sont très occupés et
ont fixé cet événement dans deux semaines. Ils ne peuvent pas avant. Ils ne comprennent peut-être
pas très bien son enthousiasme pour cette fête. Ils lui ont dit. Ils ont même dit qu’ils le trouvaient
morbide. Mais lui ne veut pas de la mort pour cet anniversaire. Il veut faire semblant, il veut de la joie
encore une fois. Il veut qu’elle termine sa vie par une fête. Il n’est pas sûr qu’elle tienne encore deux
semaines... Il n’a pas beaucoup de souffle. Il dit tout cela d’une petite voix presque inaudible. Il y a un
silence rempli d’émotion. Le pasteur ne s’y attendait pas. Il est pourtant habitué à voir la souffrance. Il
n’essaie pas de le consoler, même pas de le rassurer. Il sait bien que c’est impossible. Il ne parle pas
non plus de Dieu. Il ne parle pas du tout. Le vieil homme tente de prendre une voix plus enjouée
et change de sujet. Alors achetez quelque chose qui vous plaît et embrassez votre belle épouse de ma
part. Ne tardez pas trop dans les magasins, vous êtes son plus beau cadeau. Oui, oui, il passera avec plaisir
à l’église. Dès que possible. Il le salue en souriant et disparaît entre les rayons. Le pasteur fixe un moment
les sacs d’un air hagard. Il suit les conseils du voisin et lui achète à toute vitesse le cadeau de ses rêves.
Il se précipite ensuite vers la grande maison. Il a peur de la mort qui sépare. Surtout, personne
ne doit savoir. Le sourire doit rester de marbre.
28/01/2014
Épisode 7. UNE DOULOUREUSE COINCIDENCE
Épisode 7. UNE DOULOUREUSE COINCIDENCE
Madame Morris et sa belle-fille se rendent une fois par mois chez la manucure. La belle-fille confe alors
ses enfants à une amie. Elle n'aime pas trop, mais elle sait qu'il est bon de faire plaisir à sa belle-mère.
Les voici donc parties toutes les deux. Elles parlent de choses et d'autres, la maison, la famille, la cuisine.
Le champ est vaste. La jeune femme ne se sent pas très à l'aise. Elle est un peu timide. Mais le chemin
n'est pas très long et la belle-mère s'occupe du tout. La belle-fille n'a qu'à acquiescer. L'institut est
plein de femmes parfaites. Un compliment à une, une accolade à l'autre, l'épouse du pasteur semble
vraiment dans son élément. On les installe rapidement. Elles sont au bout de la pièce, près de la porte
qui conduit à la salle de massages. Des places de choix. La famille du pasteur est très respectée dans
la région. Plutôt enviée aussi. Une réussite criante. Un exemple pour tous. On leur attribue les meilleures
esthéticiennes. Leurs jolies mains méritent ce qu'il y a de mieux. Un instant de détente. Elles sont
bien, toutes les deux, tout à coup. Elles ne disent rien. Une dame reçoit un massage dans la pièce d'à
côté. Une vraie pipelette. Madame Morris a tout de suite reconnu la voix d'une voisine qui habite
quelques maisons plus loin. Elle parle d'un jeune couple qui attend déjà un enfant. Ils ne sont même
pas mariés. Sa fille les connait bien, elle en est sûre. Cette famille entend imposer sa manière de vivre
à tout le voisinage, mais ses enfants à peine sortis du lycée attendent déjà un bébé. Ce pasteur et son
obscure église, elle les a toujours eus en horreur. Les parents ne sont même pas au courant. C’est la copine
de leur fils cadet. Une honte. La femme du pasteur ne dit rien, mais elle se raidit entre les mains de
l’esthéticienne. On entend la masseuse à côté chuchoter et la voisine se taire. Madame Morris demande
soudain un massage. Sa belle-fille la regarde, le visage blême. Elle s’inquiète. Elle n’a jamais aimé les
conflits. On les conduit à côté. Le visage de la voisine se décompose lentement, douloureusement.
La femme du pasteur passe calmement devant elle en la saluant d’un air léger. Elle lui adresse un
sourire aimable. Elle a gagné. Une femme parfaite doit savoir se maîtriser. Elle tremble pourtant
comme une feuille. Le massage lui semble étrangement long. Le retour en voiture aussi. Elle parle
de tout, mais pas de cette histoire d’enfant. La belle-fille non plus. Dans cette famille sans histoires,
on sait qu’il n’est pas bon de remuer le couteau dans la plaie.
ses enfants à une amie. Elle n'aime pas trop, mais elle sait qu'il est bon de faire plaisir à sa belle-mère.
Les voici donc parties toutes les deux. Elles parlent de choses et d'autres, la maison, la famille, la cuisine.
Le champ est vaste. La jeune femme ne se sent pas très à l'aise. Elle est un peu timide. Mais le chemin
n'est pas très long et la belle-mère s'occupe du tout. La belle-fille n'a qu'à acquiescer. L'institut est
plein de femmes parfaites. Un compliment à une, une accolade à l'autre, l'épouse du pasteur semble
vraiment dans son élément. On les installe rapidement. Elles sont au bout de la pièce, près de la porte
qui conduit à la salle de massages. Des places de choix. La famille du pasteur est très respectée dans
la région. Plutôt enviée aussi. Une réussite criante. Un exemple pour tous. On leur attribue les meilleures
esthéticiennes. Leurs jolies mains méritent ce qu'il y a de mieux. Un instant de détente. Elles sont
bien, toutes les deux, tout à coup. Elles ne disent rien. Une dame reçoit un massage dans la pièce d'à
côté. Une vraie pipelette. Madame Morris a tout de suite reconnu la voix d'une voisine qui habite
quelques maisons plus loin. Elle parle d'un jeune couple qui attend déjà un enfant. Ils ne sont même
pas mariés. Sa fille les connait bien, elle en est sûre. Cette famille entend imposer sa manière de vivre
à tout le voisinage, mais ses enfants à peine sortis du lycée attendent déjà un bébé. Ce pasteur et son
obscure église, elle les a toujours eus en horreur. Les parents ne sont même pas au courant. C’est la copine
de leur fils cadet. Une honte. La femme du pasteur ne dit rien, mais elle se raidit entre les mains de
l’esthéticienne. On entend la masseuse à côté chuchoter et la voisine se taire. Madame Morris demande
soudain un massage. Sa belle-fille la regarde, le visage blême. Elle s’inquiète. Elle n’a jamais aimé les
conflits. On les conduit à côté. Le visage de la voisine se décompose lentement, douloureusement.
La femme du pasteur passe calmement devant elle en la saluant d’un air léger. Elle lui adresse un
sourire aimable. Elle a gagné. Une femme parfaite doit savoir se maîtriser. Elle tremble pourtant
comme une feuille. Le massage lui semble étrangement long. Le retour en voiture aussi. Elle parle
de tout, mais pas de cette histoire d’enfant. La belle-fille non plus. Dans cette famille sans histoires,
on sait qu’il n’est pas bon de remuer le couteau dans la plaie.
21/01/2014
Épisode 6. L'ENFER NE DORT PAS LA NUIT
Épisode 6. L'ENFER NE DORT PAS LA NUIT
Il ne fait pas d'analyse. Il n'a jamais ressenti ce besoin. Il est heureux, on le sait. Il croit en Dieu.
Personne n'en doute. Il se serait pourtant volontiers allongé sur un divan pour raconter son rêve de cette
nuit. Le gendre de la famille. La fierté de Robert Morris. L'excellent avocat de l'église. Noir, de surcroit.
Tellement de croyants peuvent se retrouver en lui que le pasteur l'invite presque toujours sur la scène lors
de ses shows. Même un gendre idéal peut faire un cauchemar. Il est en voiture. Il se souvient qu’il va
chercher quelque chose, mais il ne sait pas quoi. Il se souvient aussi des gros nuages gris au-dessus de sa
tête. La voiture n’a pas de toit, mais elle ne ressemble pas non plus à un cabriolet. Il roule donc dans un
étrange engin. Il aperçoit soudain son père dans le rétroviseur. Il le suit en courant, à pas de géant. Cette
vision le glace. Il n’a jamais aimé les surprises. Il veut que les choses soient claires. Son père s’approche.
Pris d’un coup de panique, le fils tendre et aimant appuie sur l’accélérateur et s’enfuit rapidement. Mais
le père, qui ne porte pourtant pas de bottes de sept lieues, n’a pas dit son dernier mot. Il veut le rattraper.
Il s’approche dangereusement. Le fils essaie alors d’accélérer encore, mais il n’arrive pas à appuyer plus.
Il a l’impression d’avancer très lentement alors que son père, muni de ses seules jambes, est au contraire
très rapide. Il sent tout à coup sa voiture tourner tourner tourner très vite comme dans un manège. Son
père le regarde en riant. Il chante un verset de la bible. Le fils n’en peut plus de tourner, il sent une fissure
se former dans sa tête. Tout se mélange. Et puis il s’effondre alors que la voiture continue à tourner. Il se
réveille brusquement et se dresse sur son lit, totalement paniqué. Son épouse se retourne et le regarde
avec un sourire. Il a eu du mal à se rendormir.
Personne n'en doute. Il se serait pourtant volontiers allongé sur un divan pour raconter son rêve de cette
nuit. Le gendre de la famille. La fierté de Robert Morris. L'excellent avocat de l'église. Noir, de surcroit.
Tellement de croyants peuvent se retrouver en lui que le pasteur l'invite presque toujours sur la scène lors
de ses shows. Même un gendre idéal peut faire un cauchemar. Il est en voiture. Il se souvient qu’il va
chercher quelque chose, mais il ne sait pas quoi. Il se souvient aussi des gros nuages gris au-dessus de sa
tête. La voiture n’a pas de toit, mais elle ne ressemble pas non plus à un cabriolet. Il roule donc dans un
étrange engin. Il aperçoit soudain son père dans le rétroviseur. Il le suit en courant, à pas de géant. Cette
vision le glace. Il n’a jamais aimé les surprises. Il veut que les choses soient claires. Son père s’approche.
Pris d’un coup de panique, le fils tendre et aimant appuie sur l’accélérateur et s’enfuit rapidement. Mais
le père, qui ne porte pourtant pas de bottes de sept lieues, n’a pas dit son dernier mot. Il veut le rattraper.
Il s’approche dangereusement. Le fils essaie alors d’accélérer encore, mais il n’arrive pas à appuyer plus.
Il a l’impression d’avancer très lentement alors que son père, muni de ses seules jambes, est au contraire
très rapide. Il sent tout à coup sa voiture tourner tourner tourner très vite comme dans un manège. Son
père le regarde en riant. Il chante un verset de la bible. Le fils n’en peut plus de tourner, il sent une fissure
se former dans sa tête. Tout se mélange. Et puis il s’effondre alors que la voiture continue à tourner. Il se
réveille brusquement et se dresse sur son lit, totalement paniqué. Son épouse se retourne et le regarde
avec un sourire. Il a eu du mal à se rendormir.
14/01/2014
Épisode 5. UNE ENVELOPPE
Le pasteur Morris a une secrétaire charmante. Elle s'empresse de lui préparer un café le matin, quand
il arrive à l'église. Elle l'appelle à la maison quand il est malade. Elle lui apporte des chocolats pour
son anniversaire. Il se sent parfois gêné de toutes ces attentions, mais il accepte toujours avec plaisir.
De son côté, il n'est pas un patron difficile. Il lui offre d'excellentes conditions de travail. Elle est une
femme heureuse. Il est un patron comblé. Un jour, il trouve son bureau vide. Elle ne l'a pas prévenu.
Ça ne lui est jamais arrivé. Il est un peu étonné. Elle doit être dans les embouteillages, rien de grave.
Il ne sait pas où elle habite. Il l'appelera plus tard si elle n'arrive pas. Lorsqu'il ouvre la porte de son
propre bureau, il voit tout de suite la petite enveloppe blanche posée sur la table. Il s'en empare, un
peu surpris. A l'intérieur, une longue lettre écrite de la main de sa secrétaire. Elle n'en peut plus. Elle
l'aime. Elle ne veut pas bouleverser sa vie et préfère s'en aller. Elle lui souhaite le meilleur. Il s'assied. Il
restera longtemps les yeux dans le vide sans vraiment réaliser. Les autres le savaient-ils ? Son attitude
laissait peu de place au doute. Que va-t-on penser de lui ? Il enferme en tremblant la lettre dans un tiroir
dont lui seul a la clé. Personne ne doit savoir. Elle est partie rejoindre sa famille. Sa mère âgée avait
besoin d'elle. C'est loin, très loin de Dallas. Tout le monde comprendra. Voilà, c'est fini, l'ombre de
la secrétaire géniale s'évanouit. Rien ne résiste à cet homme qui n'a pas le temps d'avoir des problèmes.
il arrive à l'église. Elle l'appelle à la maison quand il est malade. Elle lui apporte des chocolats pour
son anniversaire. Il se sent parfois gêné de toutes ces attentions, mais il accepte toujours avec plaisir.
De son côté, il n'est pas un patron difficile. Il lui offre d'excellentes conditions de travail. Elle est une
femme heureuse. Il est un patron comblé. Un jour, il trouve son bureau vide. Elle ne l'a pas prévenu.
Ça ne lui est jamais arrivé. Il est un peu étonné. Elle doit être dans les embouteillages, rien de grave.
Il ne sait pas où elle habite. Il l'appelera plus tard si elle n'arrive pas. Lorsqu'il ouvre la porte de son
propre bureau, il voit tout de suite la petite enveloppe blanche posée sur la table. Il s'en empare, un
peu surpris. A l'intérieur, une longue lettre écrite de la main de sa secrétaire. Elle n'en peut plus. Elle
l'aime. Elle ne veut pas bouleverser sa vie et préfère s'en aller. Elle lui souhaite le meilleur. Il s'assied. Il
restera longtemps les yeux dans le vide sans vraiment réaliser. Les autres le savaient-ils ? Son attitude
laissait peu de place au doute. Que va-t-on penser de lui ? Il enferme en tremblant la lettre dans un tiroir
dont lui seul a la clé. Personne ne doit savoir. Elle est partie rejoindre sa famille. Sa mère âgée avait
besoin d'elle. C'est loin, très loin de Dallas. Tout le monde comprendra. Voilà, c'est fini, l'ombre de
la secrétaire géniale s'évanouit. Rien ne résiste à cet homme qui n'a pas le temps d'avoir des problèmes.
07/01/2014
Épisode 4. UN HEUREUX ÉVÉNEMENT
Ils viennent d'avoir la confirmation du médecin. Elle le savait déjà depuis plusieurs semaines. Ils
vont avoir un enfant. Le petit n'est encore qu'un minuscule embryon, mais il paraît qu'il va grandir.
Il deviendra peut-être aussi grand que son père. Elle aura peut-être les magnifiques cheveux
de sa mère. Il n'y pense pas encore. Il est sous le choc. Il sent sa vie lui échapper. Le fils
cadet. Lui qui doit partir dans quinze jours étudier la médecine à l'autre bout du pays. Lui qui
pensait échapper enfin à cette communauté. Ce n’est pas possible. Ils ont tout juste dix-huit ans.
Il faudra se marier. Elle est ravie. La voilà maintenant fermement installée dans la vie de cette
famille. Elle pourra tout de même étudier. Elle sait bien que sa belle-mère se chargera volontiers
de ce petit-enfant quand elle sera occupée. Le fils cadet devra renoncer à son envie d’étudier si loin,
mais après tout il y a aussi des universités dans la région. Il pourra tout de même devenir un bon
médecin. Et un bon père. Il n’y a pas un bruit dans leur grande chambre. Il n’y a que le désespoir de
l’un et la joie de l’autre. Il va falloir l’annoncer à la famille. Il ne peut s’y résoudre. Il lui demande
un peu de temps. Il va trouver quelque chose, il le sait. Elle le regarde en souriant. Il ne la voit pas,
il ne voit que la colère. C’est un début tourmenté.
vont avoir un enfant. Le petit n'est encore qu'un minuscule embryon, mais il paraît qu'il va grandir.
Il deviendra peut-être aussi grand que son père. Elle aura peut-être les magnifiques cheveux
de sa mère. Il n'y pense pas encore. Il est sous le choc. Il sent sa vie lui échapper. Le fils
cadet. Lui qui doit partir dans quinze jours étudier la médecine à l'autre bout du pays. Lui qui
pensait échapper enfin à cette communauté. Ce n’est pas possible. Ils ont tout juste dix-huit ans.
Il faudra se marier. Elle est ravie. La voilà maintenant fermement installée dans la vie de cette
famille. Elle pourra tout de même étudier. Elle sait bien que sa belle-mère se chargera volontiers
de ce petit-enfant quand elle sera occupée. Le fils cadet devra renoncer à son envie d’étudier si loin,
mais après tout il y a aussi des universités dans la région. Il pourra tout de même devenir un bon
médecin. Et un bon père. Il n’y a pas un bruit dans leur grande chambre. Il n’y a que le désespoir de
l’un et la joie de l’autre. Il va falloir l’annoncer à la famille. Il ne peut s’y résoudre. Il lui demande
un peu de temps. Il va trouver quelque chose, il le sait. Elle le regarde en souriant. Il ne la voit pas,
il ne voit que la colère. C’est un début tourmenté.
31/12/2013
Épisode 3. UNE SÉPARATION
Cela n'arrive qu'une fois par an. Le pasteur Morris et son épouse partent en vacances. Ils vont cette
fois à Bora-Bora, un coin de paradis idéal pour ce couple de croyants. Toute la famille est réunie pour
l'occasion, mais comme toutes les années seul le fils aîné les accompagne à l'aéroport. Comme toutes les
années la mère verse quelques larmes en embrassant ses enfants et ses petits-enfants. Elle répète ses
derniers conseils à sa belle-fille pour soigner le rhume du bébé. Cette dernière l'écoute, comme à son
habitude, avec un sourire agréable. Elle se rendra aussi tous les jours à l'Église avec grand plaisir pour
répondre au courrier des croyants comme le fait habituellement sa belle-mère. Son jeune fils et sa délicieuse
petite amie s'occuperont bien de la maison. En tout cas ils essaieront. Ils feront de leur mieux. Ils ne
feront pas grand chose. Il faudra faire le ménage la veille de leur retour en espérant que les plantes pas
arrosées pendant trois semaines voudront bien retrouver un peu de vie. Tout le monde les salue. Qu'ils
prennent bien soin d'eux. Ils ont grand besoin de repos. Il faudra faire des photos. C'est un endroit
extraordinaire. Alors les parents montent dans la voiture. Le fils tant aimé allume le contact et, dans
une chorégraphie naturelle, chacun des enfants, petits-enfants, belles-filles et gendre se met à agiter
le bras pour dire au revoir. Ils vont dans le même sens. De gauche à droite. Lentement. Longuement.
Cette riche banlieue de Dallas est en vacances.
fois à Bora-Bora, un coin de paradis idéal pour ce couple de croyants. Toute la famille est réunie pour
l'occasion, mais comme toutes les années seul le fils aîné les accompagne à l'aéroport. Comme toutes les
années la mère verse quelques larmes en embrassant ses enfants et ses petits-enfants. Elle répète ses
derniers conseils à sa belle-fille pour soigner le rhume du bébé. Cette dernière l'écoute, comme à son
habitude, avec un sourire agréable. Elle se rendra aussi tous les jours à l'Église avec grand plaisir pour
répondre au courrier des croyants comme le fait habituellement sa belle-mère. Son jeune fils et sa délicieuse
petite amie s'occuperont bien de la maison. En tout cas ils essaieront. Ils feront de leur mieux. Ils ne
feront pas grand chose. Il faudra faire le ménage la veille de leur retour en espérant que les plantes pas
arrosées pendant trois semaines voudront bien retrouver un peu de vie. Tout le monde les salue. Qu'ils
prennent bien soin d'eux. Ils ont grand besoin de repos. Il faudra faire des photos. C'est un endroit
extraordinaire. Alors les parents montent dans la voiture. Le fils tant aimé allume le contact et, dans
une chorégraphie naturelle, chacun des enfants, petits-enfants, belles-filles et gendre se met à agiter
le bras pour dire au revoir. Ils vont dans le même sens. De gauche à droite. Lentement. Longuement.
Cette riche banlieue de Dallas est en vacances.
24/12/2013
Épisode 2. UNE GRANDE MAISON
Le téléphone sonne, elle répond de sa voix d'hôtesse d'accueil chic. Son amie n'est pas disponible pour
l'accompagner au cours de danse cet après-midi. Elle ne veut pas y aller seule. Elle raccroche en
soupirant. Elle a l'air déçu. Oui, elle regrette. Elle sent le vide sous ses pieds. Elle voudrait, elle aussi,
avoir une émission de télévision. Etre un personnage publique. Devenir iréelle pour quelqu'un. Elle
sait qu'elle le mérite. Elle reste quelques minutes immobile devant le téléphone, profondément
attristée par la nouvelle. Elle se retrouve bien seule dans le silence de cette maison déserte. Et puis elle
se reprend, un peu confuse de ses mauvaises pensées. N'est-elle pas indispensable ? N’a-t-elle pas
les plus beaux enfants de la ville ? Il y a tant à faire dans cette grande maison. Elle n’a pas le temps de
s’amuser. Elle se souvient maintenant. Il faut porter une des vestes de son mari au pressing. Cette
petite sortie lui fera le plus grand bien. Elle s’y voit déjà. Prendre la veste, la poser délicatement sur le
siège de la voiture, se préparer. Tout s’arrange. Mais elle ne voit plus la veste. Elle l’a pourtant posée
tout à l’heure sur le lit. Elle en est sûre. Personne pas de doute, elle doit être là. Elle se met soudain à
chercher dans toutes les chambres. Tous les lits lui semblent suspects. Une certaine fébrilité. Quelque
chose qui ressemble à un doute. Elle a déjà eu ce problème, c’est même la troisième fois cette semaine.
Elle se souvient à présent d’autres petits incidents qui l’avaient surprise. Toutes ces histoires l’agacent.
Une femme parfaite ne perd rien, surtout pas la tête.
l'accompagner au cours de danse cet après-midi. Elle ne veut pas y aller seule. Elle raccroche en
soupirant. Elle a l'air déçu. Oui, elle regrette. Elle sent le vide sous ses pieds. Elle voudrait, elle aussi,
avoir une émission de télévision. Etre un personnage publique. Devenir iréelle pour quelqu'un. Elle
sait qu'elle le mérite. Elle reste quelques minutes immobile devant le téléphone, profondément
attristée par la nouvelle. Elle se retrouve bien seule dans le silence de cette maison déserte. Et puis elle
se reprend, un peu confuse de ses mauvaises pensées. N'est-elle pas indispensable ? N’a-t-elle pas
les plus beaux enfants de la ville ? Il y a tant à faire dans cette grande maison. Elle n’a pas le temps de
s’amuser. Elle se souvient maintenant. Il faut porter une des vestes de son mari au pressing. Cette
petite sortie lui fera le plus grand bien. Elle s’y voit déjà. Prendre la veste, la poser délicatement sur le
siège de la voiture, se préparer. Tout s’arrange. Mais elle ne voit plus la veste. Elle l’a pourtant posée
tout à l’heure sur le lit. Elle en est sûre. Personne pas de doute, elle doit être là. Elle se met soudain à
chercher dans toutes les chambres. Tous les lits lui semblent suspects. Une certaine fébrilité. Quelque
chose qui ressemble à un doute. Elle a déjà eu ce problème, c’est même la troisième fois cette semaine.
Elle se souvient à présent d’autres petits incidents qui l’avaient surprise. Toutes ces histoires l’agacent.
Une femme parfaite ne perd rien, surtout pas la tête.
17/12/2013
Épisode 1. PAS UN MOT
Le vendredi après-midi, il reçoit d’ordinaire ses paroissiens. Il répond volontiers à toutes leurs questions.
On vient de tout le pays pour avoir la chance de parler au pasteur Morris. Il faut prendre rendez-vous
plusieurs mois à l’avance. L’homme qu’il reçoit aujourd’hui a accompagné sa demande d’entretien
d’une lettre pour expliquer les raisons de sa venue. Une pratique peu commune. Il vient d’une petite
ville à une centaine de kilomètres de Dallas. Il est amoureux d’une jeune femme qui travaille avec
lui. Elle ne le sait pas. Elle vient de se marier. Il est croyant. Il a honte. Les conseils du pasteur devraient
le tirer d’affaire. Lorsqu’il entre dans le bureau, il jette des regards furtifs et timides dans tous les coins
de la pièce. Le pasteur Morris lui demande s’il a fait bonne route et sans attendre sa réponse entame un
résumé de la lettre qu’il a reçue. Il faut faire vite. Il a un après-midi chargé. Le cas lui semble simple.
Il s’attend à peu de résistance de la part de ce type recroquevillé dans son siège. Il lui fait la morale.
Pas d’attirance pour une femme mariée. Priez, vous penserez moins. Croyez-vous que le bon Dieu serait
content de voir un fidèle en proie à un tel désir ? Non, ne soyez pas penaud, il est encore temps de
vous rattraper. Vous n’avez rien fait. Le seigneur sait être clément, il entendra vos remords. Il continue
ce discours ferme et rassurant en ponctuant chacune de ses phrases par un sourire. L’homme semble de
plus en plus paniqué, il est comme un lion en cage. L’autre ne s’arrête pas de parler. Le croyant plonge
tout à coup la main dans son sac et en tire un stylo et un morceau de papier. Le pasteur ne comprend
pas bien. L’homme griffonne quelques mots à toute vitesse sur sa feuille et la lui tend en tremblant.
« Pardonnez-moi, je suis sourd, muet et je ne sais pas lire sur les lèvres. » Ça a jeté un froid dans la pièce.
On vient de tout le pays pour avoir la chance de parler au pasteur Morris. Il faut prendre rendez-vous
plusieurs mois à l’avance. L’homme qu’il reçoit aujourd’hui a accompagné sa demande d’entretien
d’une lettre pour expliquer les raisons de sa venue. Une pratique peu commune. Il vient d’une petite
ville à une centaine de kilomètres de Dallas. Il est amoureux d’une jeune femme qui travaille avec
lui. Elle ne le sait pas. Elle vient de se marier. Il est croyant. Il a honte. Les conseils du pasteur devraient
le tirer d’affaire. Lorsqu’il entre dans le bureau, il jette des regards furtifs et timides dans tous les coins
de la pièce. Le pasteur Morris lui demande s’il a fait bonne route et sans attendre sa réponse entame un
résumé de la lettre qu’il a reçue. Il faut faire vite. Il a un après-midi chargé. Le cas lui semble simple.
Il s’attend à peu de résistance de la part de ce type recroquevillé dans son siège. Il lui fait la morale.
Pas d’attirance pour une femme mariée. Priez, vous penserez moins. Croyez-vous que le bon Dieu serait
content de voir un fidèle en proie à un tel désir ? Non, ne soyez pas penaud, il est encore temps de
vous rattraper. Vous n’avez rien fait. Le seigneur sait être clément, il entendra vos remords. Il continue
ce discours ferme et rassurant en ponctuant chacune de ses phrases par un sourire. L’homme semble de
plus en plus paniqué, il est comme un lion en cage. L’autre ne s’arrête pas de parler. Le croyant plonge
tout à coup la main dans son sac et en tire un stylo et un morceau de papier. Le pasteur ne comprend
pas bien. L’homme griffonne quelques mots à toute vitesse sur sa feuille et la lui tend en tremblant.
« Pardonnez-moi, je suis sourd, muet et je ne sais pas lire sur les lèvres. » Ça a jeté un froid dans la pièce.